vendredi 18 mars 2011

Le chant du bourbier Lybien

Je souffre d'un trouble psychologique assez grave qui bien que discret, s'avère particulièrement handicapant en société : plus je me pose une question, plus je trouve des arguments pour conclure qu'on ne peut y répondre.


Il m'arrive ainsi régulièrement de m'embarquer dans une discussion (souvent politique, mais aussi sportive, ou politique, ou sportive), les idées claires, le mors aux dents, et d'en sortir, trois heures et quelques litres d'alcool plus tard, avec l'impression que le problème est insoluble, les torts partagés, la situation complexe, bref, que...c'est compliqué.

Ainsi, la Lybie. 

Analyse, phase 1 : des gens se révoltent comme dans les pays voisins, le dirigeant local - terroriste notoire - apparait à la télé en pyjama et parapluie pour un discours halluciné expliquant que les troubles sont le fait d'agents d'Al Qaida, de débiles, de drogués, puis annonce qu'il va leur déglinguer la face avec ses avions, ses tanks, et ses mercenaires tchadiens. Ce qu'il fait, avec succès, puisqu'il reconquiert quasiment tout le pays en deux semaines, et qu'il se présente aux portes de la "capitale insurgée", Benghazi, promettant un bain de sang.

A ce stade, unanimité : il faut sauver ces gens du fou sanguinaire qui les menace, par la diplomatie, par la peur, par une balle dans la tête, qu'en savons-nous, mais vite, faisons quelque chose.

Analyse, phase 2 : BHL, égérie dépoitraillée de la liberté néoconne, obtient de Nicolas Sarkozy qu'il reconnaisse le "Conseil National de Transition" lybien comme interlocuteur diplomatique officiel. Le phi-lol-sophe pousse (et le raconte ici, avec son style à lui) également la France à défendre au niveau européen et mondial une intervention en Lybie pour "sauver Benghazi". 
Appuyée par la Grande-Bretagne, la France (et son ministre des Affaires Etrangères Alain Juppé) défend un projet de résolution à l'ONU autorisant "la création d'une zone d'exclusion aérienne au-dessus d'une partie de la Libye" et "toutes les mesures nécessaires pour protéger les civils et imposer un cessez-le-feu à l'armée libyenne". 
Liesse à Benghazi, discours enflammés sur la lumière apparue soudain dans la situation enténébrée des révoltés (cette phrase est hideuse mais je voulais absolument utilisé le mot "enténébré"). Aux dernières nouvelles, cessez-le-feu annoncé par les forces lybiennes, scepticisme généralisé pour l'instant.

Sur le papier, c'est plutôt bien : l'ONU, méta-gouvernement démocratique mondial décide d'intervenir pour la sauvegarde d'une population massacrée par son tyran. Tyran soutenu jusqu'ici par maintes démocraties occidentales, certes, mais néanmoins tyran, dont il semble difficile de justifier les agissements sans un solide sens de la provocation. Le monde, uni et valeureux, qui se dresse contre la tyrannie, voilà un beau tableau. Pourtant...

Je ne suis pas particulièrement fier de l'avouer, mais ce qui me fait douter de la simplicité de la situation, et de l'opposition "gentils insurgés vs méchants loyalistes" n'est pas un refus critique et rigoureux du manichéisme, mais l'identité de ceux qui le relaient. 

Car si l'on fait l'inventaire des soutiens à l'intervention en Lybie, il n'est pas illégitime de s'interroger. Qu'est ce qui pourrait bien réunir BHL (conservateur), Sarkozy (conservateur), le gouvernement anglais (conservateur) et les républicains américains (conservateur) ? Le sens de l'Histoire et des valeurs humanistes universelles ? Ce n'est pas exclu, mais quand même, on sent comme un parfum d'arnaque au milieu des violons interventionnistes, non ? Le même, d'ailleurs, qui flottait à l'aube de l'intervention américaine en Irak, intervention soutenue (contre l'ONU, cette fois) par...BHL, Sarkozy, le gouvernement anglais et les républicains américains. Oh merde.

Comparer l'Irak à la Lybie est évidemment spécieux. Les massacres en Lybie sont sans commune mesure avec la situation irakienne de l'époque, et l'hypocrisie des "armes de destruction massive" est pour l'instant aux abonnés absents. Mais la différence reste néanmoins de l'ordre du "ressenti", voire de l'émotion. Doit-on exclure l'émotion des décisions politiques ? C'est une question éminemment discutable, et la réponse n'est pas simple (putain, ça me reprend). Mais la seule émotion comme fondement d'une décision aussi grave qu'une intervention militaire dans un pays souverain pose problème.

L'intervention militaire qui se dessine pose d'ailleurs nombre de questions à leur tour complexes :

- Qui est ce "Conseil National de Transition" ? Qui représente-t-il ? Qui le soutient ? Qui sont les interlocuteurs des pays occidentaux en Lybie ?

- Quelle "sortie de crise" si l'offensive de Khadafi s'arrête ? On se serre la main et on reprend le boulot la semaine prochaine ?

- Quelles perspectives en cas d'intervention "occidentale" et de défaite de Khadafi ? Qui prend le pouvoir ? Que devient la Lybie ? Que deviennent les gisements pétroliers ? (Je pose cette question ingénument, nous parlons ici de la défense des valeurs de notre civilisation, pas de vulgaires problématiques énergétiques, n'est-ce pas ?)

- Refait-on la guerre d'Espagne, celle de Bosnie, du Kosovo ou d'Irak ?

J'aimerais lire dans nos médias, ou entendre dans la bouche de nos hommes politiques, des réponses à ces questions, plutôt que le tonnerre de cocoricos sans lendemain qui retentit depuis ce matin. 

Je peux toujours courir, pas vrai ?

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Regarde-toi dans une glace et fais comme elle : réfléchis.