jeudi 10 mars 2011

Dépénalisons les imbéciles

Je ne sais pas vous, mais je me sens aliéné comme jamais. Alors que palpitent sous mes tempes les sourdes pulsions de l'homme libre, voilà qu'on m'oppresse, qu'on m'étouffe, que chaque jour je ploie davantage sous le joug tyrannique du mal de notre siècle, sous la chape de plomb qu'imposent insidieusement tant d'ombres obscurantistes, et que m'enserre le douloureux carcan du politiquement correct. Oui, chers lecteurs au pluriel parce que je sens que la gloire approche, chaque jour qui passe me laisse plus ravagé par la sordide étreinte de la bien-pensance.

Voyez-vous, j'étais comme ça, dans le métropolitain, à n'embêter personne avec mon livre, quand soudain entrèrent dans ma rame deux volumineuses négresses qui dégageaient, enfin, vous savez, cette odeur particulière qui leur vient il me semble de la cuisine épicée et de l'hygiène discutable héritées des grandes plaines sèches où languissaient leurs ancêtres. Souhaitant poursuivre ma lecture de Maupassant sans avoir l'impression de visiter le zoo de Vincennes, je leur demandai humblement de s'écarter, sans faire mention de la gêne pourtant réelle que me causaient leurs exhalaisons. Et là, sans le moindre scrupule ni la moindre reconnaissance pour ma discrétion, les voilà qui se mettent à baragouiner, quasiment en hurlant, dans ce langage simiesque et grossier qu'on aurait peine à prêter à quelque individu civilisé. Excédé, les nerfs vrillés par le bruit, l'odeur et la promiscuité, je m'adresse alors à ces deux sans-gênes en des termes certes fleuris mais légitimes: "Dites-donc, bande de putes obèses, rentrez chez vous au lieu de nous casser les oreilles et de nous empuantir avec vos manières d'animaux. Y en a qui vont au travail pendant que vous pompez nos allocs, les bamboulas". Ce n'était certes pas des plus diplomates, mais enfin nous devons bien nous faire respecter, nous sommes chez nous, n'est-ce pas ?

Et que croyez-vous qu'il arriva ? Au lieu d'approuver en bons français ma courageuse intervention, voilà que plusieurs personnes dans le wagon me jettent des regards furieux, et qu'aux deux négresses qui m'agonissent d'insultes se joignent deux jeunes hommes, l'un, moricaud, forcément solidaire de ses congénères, mais l'autre pourtant blanc et propre sur lui, qui m'empoignent et me jettent hors du wagon sans ménagement. Vous vous rendez compte ? Dans quel monde vivons-nous ? Par quels grands renoncements et quelles menues lachetés en sommes-nous venus à cette omniprésente et tyrannique bien-pensante qui foule aux pieds nos libertés les plus fondamentales ? Ne peut-on plus rien dire dans ce pays malade ?

C'est une excellente question, et je me remercie de l'avoir posée bien que je ne sois pas le seul à m'en préoccuper. L'excellent Franz-Olivier Giesbert, Messieurs le secrétaire d'Etat Thierry Mariani et ses collègues députés dans un communiqué très digne, ou le toujours pertinent Ivan Rioufol, entre autres, se sont saisis eux aussi de ce problème qui sape progressivement, à les en croire, jusqu'aux racines les plus saines de notre pays.

Cette violence et cette unanimité de la réaction décomplexée quant à la condamnation d'Eric Zemmour est une première illustration du renversement sémantique que tente d'opérer depuis des années nos amis de la droite "dure". La réception de ce dernier par un collectif de députés, et les applaudissements nourris qui ont accueilli ses appels à l'abrogation des lois "mémorielles" (voir le député UMP Christian Vanneste qui les qualifie "d'anti-françaises") et à l'arrêt des subventions pour les associations anti-racistes une seconde.

A première vue, c'est pourtant une position qui se défend : une liberté (en l'occurrence celle d'expression) ne peut tolérer de bornes sans risquer de n'en plus être une. Permettre à tout le monde de dire absolument n'importe quoi est un choix politique qui n'est pas celui actuellement en vigueur en France, mais qui a ses avantages et ses inconvénients.

Seulement, quelles sont les cibles de ces farouches revendications libertaires ?
- la loi Gayssot, qui réprime les actes antisémites, racistes ou xénophobes
- la loi Taubira, qui reconnait l'esclavage et la traite des noirs comme des crimes contre l'humanité
- la décision de justice contre Zemmour, qui condamne (grossièrement) son apologie du contrôle au faciès et de la discrimination à l'embauche.

On peut, sans être polytechnicien, voir dans ces différentes lois et décisions une constante : il s'agit de qualifier et sanctionner le seul racisme (un détour par Wikipédia nous apprendra d'ailleurs que le code pénal se passe bien de ces lois pour sanctionner celui-ci). 

On notera d'ailleurs que ces mêmes pourfendeurs d'une justice liberticide étaient les mêmes, ou presque, qui hurlèrent quand Martine Aubry comparait Sarkozy à Bernard Madoff (Raffarin dira même "Comparer le président de la République à un escroc, c’est une injure, pas une opinion!", à comparer avec ses compagnons politiques qui affirment aujourd'hui que le racisme doit être une opinion, et non plus un délit). On peut également retrouver les cris d'orfraie du Point ou du Figaro devant les propos d'un Dieudonné pas tellement plus nauséabond que leur Eric.

Il ne s'agit donc pas de libérer n'importe quelle expression, mais de "dépénaliser" l'expression d'une forme de xénophobie, d'islamophobie qui flotte sur les lèvres UMP depuis de longs mois. La même qui affleure dans les propos récents de la député Chantal Brunel, proposant de remettre les immigrés "dans les bateaux" pour "rassurer les français". Les excuses formulées suite à ce tollé sont à ce titre éclairantes : plutôt que de regretter le fond, voilà qu'elle déplore qu'on ne puisse "plus utiliser des mots qui ont été utilisés par le Front national", au risque de "faire son lit". Soyons xénophobes pour ne pas faire le lit des xénophobes, et si possible sans risquer la condamnation pénale. Comment ne pas vibrer d'enthousiasme devant ce beau programme ?

Pour en revenir à nos apôtres de la parole libérée, je parlais tout à l'heure de renversement sémantique car c'en est un : marteler que Zemmour incarne une "liberté" bafouée, baillonnée par une censure "bien-pensante", "stalinienne" et par des associations anti-racistes "nuisibles", c'est esquisser une modification aussi totale qu'absurde du sens des mots. Le racisme, c'est la peur; la peur est une forme d'aliénation.Ce n'est pas la liberté. A l'inverse, qualifier d'anti-républicain le fait d'assurer la défense d'individus ou de minorités discriminées témoigne d'une conception pour le moins discutable de la République. 

On assiste donc encore une fois à une distorsion volontaire, concertée, du langage au service d'une idéologie moisie.  Et pendant ce temps là, Jean-Michel Apathie fait de l'entomologie. On a les éditorialistes qu'on mérite, sans aucun doute.

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