lundi 2 janvier 2012

[Medias] Du débat fructueux sans arguments.

Vous est-il déjà arrivé, au détour d'une discussion avec un tiers suffisamment courageux pour n'être pas de votre avis, de ne pas savoir quoi répondre ? De mobiliser tous vos neurones, toutes vos lectures, tous vos éditoriaux de Christophe Barbier, et pourtant de rester sec, muet, humilié ?

C'est un sentiment terrible que de devoir dire à cet autre, honni comme tout contradicteur, que oui, c'est vrai, finalement il a peut-être raison.

Heureusement l'Homo Sapiens, qui fonde sa survie depuis son premier coup de silex sur la gueule de Neanderthal sur une domination sans nuance du voisin plus faible ou plus scrupuleux, et qui n'est jamais sans ressource face à la difficulté, a conçu un outil redoutable pour s'éviter de tels affres : l'attaque ad hominem.

L'attaque ad hominem, c'est le cheat code du débat, la pierre philosophale des discussions entre amis, bref, c'est cool. Mais illustrons, surtout si tu n'es pas, comme moi, fluent en latin.

Exemple 1: illustration

Contexte : Pierre et Priscilla forment un couple heureux et équilibré, mais Pierre a envie de finir son niveau d'Uncharted.

Priscilla : Excuse moi, est-ce que tu pourrais descendre la poubelle ?
Pierre, distrait : Je peux pas, je joue à la console.
Priscilla, agacée : Certes, mais moi j'ai les mains dégueulasses je nettoie le four, alors que toi il te suffit de mettre sur pause.
Pierre, serein : Oui, mais toi t'es moche
STOP. Bien joué, Pierre.

L'attaque ad hominem ne requiert aucun argument, aucune réelle justification, son seul objectif est d'avoir le dernier mot, en laissant l'autre sans meilleur recours qu'une protestation scandalisée qui permettra de s'éloigner du sujet de cette discussion mal embarquée. Priscilla pleure, Priscilla s'indigne, Priscilla vous jette l'éponge crasseuse à la figure, mais elle ne vous parle plus de la poubelle, et c'était l'objectif.

Exemple 2 : mise en situation

Contexte : vous discutez avec un ami, juriste, de la crise qui agite l'Union Européenne, et en particulier de la mise sous tutelle plus ou moins avouée de la Grèce par le Fond Européen de stabilité financière (FESF) suite à la volonté exprimée par le premier ministre grec de lancer une consultation populaire.
(NB : première erreur, ne jamais discuter avec un ami juriste, mais bon, des fois c'est trop tard, on est parti)

Vous arguez, convaincu, que le problème premier de cette Europe confisquée par les conservateurs énervés et les sociaux-démocrates mous du flan, c'est qu'elle simule la démocratie tout en confiant ses rênes à une élite, et qu'il s'agit ici d'un exemple flagrant de négation de souveraineté : le couple franco-allemand (le fameux Merkozy) admoneste la Grèce et lui conteste le droit à un referendum sur le plan de sauvetage, au nom d'une Europe qui n'est même pas consultée par le dit couple.
L'ami juriste vous répond alors que c'est normal, parce que le fond de stabilité n'est pas sous l'égide de la comission européenne, mais sous celle de ses bailleurs, dont les principaux sont la France et l'Allemagne.

Que répondez-vous ?

1 - Bon, tu dois avoir raison, mon exemple n'est pas bon. [Humble, honnête, mais vaincu. Loser.]
2 - Ouais mais attends, l'Albanie a aussi mis 7euros dans le fond de stabilité, et elle n'a pas été consultée, c'est intolérable ça, non ? [Bref, vous cherchez une digne porte de sortie, mais vous récoltez un sourire narquois. Enervant.]
3 - Mouais, de toute façon t'es de droite, tu mets l'argent avant tout le reste. [BIM]

Je vous vois d'ici faire la fine bouche devant ce procédé certes efficace, mais indigne d'un esprit droit. Vous avez tort, même les plus grandes sommités y ont recours, et c'est d'ailleurs à cela que je voulais en venir.

Prenons deux journalistes, professionnels reconnus et acclamés, émargeant dans les plus grands médias : Jean Quatremer, correspondant de Libération à Bruxelles, expert ès UE; et Jean-Michel Apathie, interviouveur des plus grands sur RTL, et editorialiste au Grand Journal de Canal+. JQ, et JMA, qui me pardonneront je l'espère de les reduire à leurs initiales pour économiser du pixel, sont deux blogueurs émérites sur les sites de leurs médias respectifs.

Récemment, JQ a publié une note intitulée "Emmanuel Todd, « Audiard d’or » 2011", reprise avec gourmandise par JMA dans une note intitulée quant à elle "Hauteurs béantes" (car JMA est un littéraire qui sait manier l'oxymore) .

Je te l'accorde, ces titres sont sybillins. "Comparer quelqu'un à Audiard, c'est plutôt un compliment non ?", me diras-tu, candide. C'est vrai. Mais c'est plus alambiqué que ça : pour JQ, Audiard est surtout l'auteur du bon mot "les cons, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît.", et c'est à ça qu'il fait référence. Il faut donc comprendre que le "Audiard d'or 2011", c'est "le con qui ose tout 2011".

Note technique : si toi aussi tu veux traiter ton collègue de trou du cul mais que tu n'assumes pas complètement, utilise le même artifice et décerne lui le Rimbaud et Verlaine d'or, c'est plus discret.

Bref, JQ n'assume pas trop, mais comme tu as désormais l'oeil exercé, je pense que tu as reconnu le procédé.

En effet, Emmanuel Todd a osé formuler, il y a un an, la gargantuesque mongolerie que voilà : "Je serais très étonné que l’euro, dans sa forme actuelle, survive à l’année 2011". Affligeant, hein ? La honte quoi, si j'étais lui je me serai déjà pendu ou abonné au Point.

Et si comme JQ tu es un redresseur de tort qui croit à la justice et au mérite, tu ne peux que te sentir investi d'une mission devant cet abysse de bêtise et de fatuité. Alors tu te lèves, la bouche pâteuse et la mine froissée par le champagne du réveillon (le billet est publié le premier janvier à 8h33. Du matin, oui), te trainer jusqu'à ton ordinateur pour publier sur les internets la note fielleuse que tu tenais prête depuis des mois, des mois à attendre impatiemment le prétexte pour le moucher, ce cuistre.

Bien sûr, personne n'est dupe. La phrase d'Emmanuel Todd, pour fausse qu'elle soit, n'est pas une connerie : en plus de la précaution oratoire du conditionnel, imaginer, il y a un an, que l'Euro serait en grande difficulté le placerait plutôt au rang des visionnaires. Mais JQ (et JMA avec lui) nourrissent une longue inimitié avec les théories (protectionnistes, et plutôt critiques envers l'Europe actuelle et ses acteurs) du démographe, eux qui en sont de farouches partisans. N'ayant pas eu l'opportunité de le contredire posément, ou leurs contradictions n'ayant pas, à leurs yeux, rencontrer l'écho souhaité, les voilà qui lui claque à la gueule, à la première occasion, une belle petite ad hominem. Et il a eu du bol, JQ n'a pas trouvé de citations avec "enculé" dedans.

Alors tu vois, si "le meilleur intervieweur de France" et "le prix Louise Weiss 2006 du journalisme européen" y ont recours, il n'y a vraiment aucune raison de faire le coquet.

REBOOT

L'année 2012 est une année bissextile commençant un dimanche (la conne). On lui affecte donc les lettres dominicales « AG ». 

Comme l'argent chimique, l'assemblée générale, l'ailier gauche ou l'Aktiengesellschaft. Comme un symbole.